mercredi 25 janvier 2012

Tunisie : Les salafistes font-ils la loi à Sejnane ?

Tunisie : Les salafistes font-ils la loi à Sejnane ?
Le Point.fr - Publié le 19/01/2012 à 11:56
Sejnane, petite ville du nord du pays, a été qualifiée d'"émirat salafiste" par un quotidien tunisien. C'est surtout le chômage qui y règne.


"Les salafistes sont partout en Tunisie, de Tunis à Ben Guerdane." Assis à la terrasse d'un petit café de Sejnane, cet homme, bonnet noir sur la tête, poursuit en ce dimanche de janvier : "Ici, on dit que des anciens RCDistes [membres du parti de Ben Ali, NDLR] ne veulent pas le développement et veulent..." D'un coup, il se lève et rejoint un groupe dans une boutique de fripes. "Il a été appelé par des salafistes", explique Talel. Il ne nous reparlera pas.

Ce petit hameau perché au milieu des collines vertes du nord de la Tunisie a été qualifié d'"émirat salafiste" le 4 janvier dernier par le quotidien tunisien, El Maghreb. Le 7 janvier, alors qu'il réalisait un reportage pour France 24, David Thomson a vu son matériel endommagé par "des hommes barbus", a-t-il précisé sur la chaîne.

"Ce n'est pas nous"

À Sejnane, les extrémistes religieux sont accusés d'imposer leur loi, et parfois même par la violence. "Ce n'est pas nous. Ce sont des anciens RCDistes", justifie Raouf Maalaoui, 24 ans, portant barbe, qamis, calotte sur la tête et keffieh beige autour du cou. Diplômé en électronique, ce jeune homme dont les yeux verts ne s'abaissent pas devant une femme, est au chômage depuis 2009. Durant six mois, et ce jusqu'au lendemain de la révolution, il était emprisonné pour "participation à une association non autorisée". Sous Ben Ali, le président déchu, la mouvance islamique était durement réprimée. La victoire du mouvement islamique Ennahda à l'élection de l'Assemblée constituante le 23 octobre a laissé entrevoir une fenêtre de liberté pour ces férus de religion. "Les Tunisiens tiennent à leur religion. Petit à petit, les gens vont mieux lire la religion et en connaître les règles", explique Bassem Mechergui, le jeune imam de la mosquée de Sejnane.

Au fond de sa boutique de prêt-à-porter, cette femme, qui ne souhaite pas révéler son nom, explique que son mari a été "frappé" par des "hommes barbus". "Mais je ne dis pas que ce sont des salafistes", tient-elle à préciser. "C'est parce qu'il a aidé les blessés de l'autre camp après la bagarre devant la mosquée. Ces hommes sont venus, l'ont accusé d'être un ancien du RCD et l'ont giflé", raconte-t-elle.

Rixe

Fin décembre, "à la sortie de la mosquée, des hommes nous ont jeté des pierres et des bouteilles de bière vides dessus", raconte Bassem Mechergui. Une rixe a alors éclaté. "C'est à partir de là que le quotidien a sorti cette histoire. Nous, tout ce qu'on veut, c'est améliorer la vie des gens, leur faire aimer leur patrie et donner des conseils sur la religion", explique cet étudiant à l'université Zeitouna. Lunettes vissées sur le nez, mocassins en cuir travaillé, qamis gris et calotte noire, ce jeune homme de 24 ans, qui tout en citant Shakespeare "veut bien voir les écoles islamiques se multiplier dans le pays", estime avoir été "piégé". Avis partagé par Mohamed Hmidi. Pour le maire de la ville, la situation est "calme", même s'il avoue que des renforts de police sont arrivés mi-janvier. "Le vrai problème, ici, ce ne sont pas les salafistes, mais le chômage, la pauvreté matérielle et intellectuelle", souligne-t-il.

"Il n'y a pas d'émirat salafiste", conclut Abdessattar Ben Moussa, président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme, tout en reconnaissant que d'autres "attaques" ont été recensées. Lui a eu accès aux procès-verbaux. "Certains habitants ont été intimidés parce qu'ils consommaient de l'alcool, d'autres parce qu'ils volaient." D'autres encore sont accusés d'être des trafiquants de drogue. "Mais une partie de la population est satisfaite de cela", assure celui dont l'organisation a notamment défendu les extrémistes persécutés par Ben Ali. Selon lui, "un groupe minoritaire de salafistes profite de l'absence de l'État et de la police pour imposer sa loi". Lundi 16 janvier, il a remis un rapport de trois pages aux différentes autorités du pays : ministères de la Justice, de l'Intérieur, des Droits de l'homme, mais aussi aux présidents de l'Assemblée constituante et de la République. "Mais il y a un autre facteur qui explique cela, note-t-il : le sous-développement de la région."

"Pas d'eau, pas de route"

À la terrasse d'un petit café de cette ville aux rues délabrées, une trentaine d'hommes se sont regroupés. Tous veulent raconter leur histoire. Une seule préoccupation : l'emploi. L'un a ses deux fils au chômage. L'autre n'a aucun revenu. Dans cette délégation (l'équivalent du département en France) de Bizerte, le taux de chômage atteint 62,8 %, selon les dires de Mohamed Habib Saidani, le représentant d'Ennahda, "le seul bureau de parti politique à Sejnane". Le mouvement islamique qui a remporté 89 sièges des 217 de l'Assemblée constituante a réalisé 20,27 % à Sejnane, contre 47 % dans ce gouvernorat où a été élu notamment Samir Dilou, nouveau ministre des Droits de l'homme et porte-parole du gouvernement. "Les médias ont gonflé cette histoire, ce n'est pas bon pour les investissements", fait remarquer Mohamed Habib Saidani, qui assure que "760 personnes diplômées sont au chômage" dans cette ville de quelque 4 000 âmes.

"On vit dans la pauvreté. On n'a pas d'eau potable, pas de route", s'énerve Friha, âgée de 60 ans et portant des vêtements colorés. Certains villages reculés de cette région ne seraient pas reliés au réseau d'eau potable. Pourtant, les quatre barrages de la région fournissent près de 40 % des besoins en eau du pays.

"On fait partie du gouvernorat de Bizerte sur la carte [favorisé par Ben Ali, NDLR], mais pas dans les faits", résume Lotfi, alors qu'il se réchauffe les mains autour d'un petit feu sur lequel une théière siffle. Au siège de la délégation, une quarantaine d'hommes observent un sit-in depuis le 28 novembre. Sur le bureau du délégué, le nom d'Abdelkader Jbali a été remplacé par "Chômage, dégage !". Lotfi, 35 ans, un visage aux traits fins creusé par la fatigue, explique, documents à l'appui, que "600 postes dans la fonction publique sont à pourvoir ici". Installé sur un matelas à côté, un autre assure : "Cette histoire d'émirat est un mensonge, c'est pour détourner l'attention. On n'a pas de problèmes avec eux." "Ici, c'est un émirat de pauvreté, souligne Lotfi, pas de salafistes."
SOURCE LE POINT